BONNES JOIES DE BABEL Mallarmé n'a
pas
nécessairement raison. On se souvient
qu'il affirme: «Les langues imparfaites en
cela que plusieurs.»
L'ideal serait donc, à ses yeux, de trouver le
vocable unique
capable
de dire, enfìn, le réel en toute
pureté. Il
faudrait
pouvoir en finir avec la disparité des noms,
fût-ce de
manière
temporaire et limitée. Mettre un terme à
ce grouillement
bancal de formes détraquées, trouver le
son qui seul
convieni.
Sortir, somme toute, de la malédiction de
Babel. A ce rêve
de parole absolue et raréfiée, on
pourrait opposer les
bonnes
joies de la prolifération, les
étonnements exquis face
à
la multiplicité, le goût baroque des
langues
étranges,
des idiomes rares, des glossaires sans fin. Les mots
jamais ne vont
parfaitement?
Ils sont tous approximatifs, glissants, suspects,
déchus? Eh
bien,
multiplions-les! Favorisons les foisonnements, les
hybridations.
Fabriquons
des langues à n'en plus finir.
Babélisons, au lieu de
rêver
d'unité. Rendre jouissives les
prétendues punitions
divines,
après tout, ce n'est pas une mauvaise tactique.
Mais comment s'y prendre? Bien des langues naturelles, comme nombre d'espèces vivantes, sont en voie de disparition. Globalement, leur nombre va diminuant, comme le rappelle Claude Hagège depuis quelques semaines (1). Cette mort des langues ne concerne pas les langues imaginaires. Celles-ci, au contraire, croissent indéfìniment. Elles se ramifient, s'étendent, se subdivisent. Il en apparait tous les jours de nouvelles. Des imprévues, des insolites, des sérieuses ou des loufoques. Que va-t-on dénommer «langues imaginaires»? Paolo Albani et Berlinghiero Buonarotti, les auteurs de ce fabuleux dictionnaire, ont choisi la définition la plus large. Ils englobent en effet sous certe méme dénomination des langues qu'il a certes fallu imaginer, mais qui existent réellement, langues artificielles qui ont suscité tant d'espérances - telles que les langues auxiliaires internationales du type volapük, esperanto, Ido et autres - et des langues attribuées aux dieux, aus extraterrestres, aux gnomes, ou aux habitants de l'Atlantide. En fait, leur recension embrasse toutes les inventions linguistiques, graves ou fantastiques, depuis les argots et les verlans jusqu'aux créations des fous littéraires en passant par les tentatives d'élaboration d'idiomes philosophiques et purement rationnels, les écritures universelles, les jeux d'enfants. Le résultat est un délice. Tout comme on aime: à la fois savant et loufoque, rigoureux et dérangé, érudit et déconcertant. Une caverne d'Ali-Baba pour fous de connaissances étranges, un palais des bizarreries linguistiques. Pour une promenade, on n'a que l'embarras du choix. Vous inquiétez-vous, par exemple, de la
traductìon du Notre
Pére en adjuvanto, langue demeurée
inedite,
inventée
en 1902 à partir de l'esperanto par Louis de
Beaufront? Vous ne
serez pas longtemps dans les tourments. Voici ce que
ça donne:
«Patro
nua, kvu estas in el cjelo, estez honorata tua nomo;
vez regno tua.»
Par chance, les heureuses proximìtés
occasionnées
par l'ordre alphabétique vous permettront de
comparer la
traduction
du méme texte en adjuvilo, langue mise au point
en 1910 par
Claudius
Colas sous le pseudonyme de «Professeur V.
Esperama»:
«Patro
nosa qua estan en cielos, santa esten tua nomo,
advenene tua regno.»
On n'en finirait pas d'énumérer les
centaines de langues
internationales projetées - ou publiées,
ou
pratiquées,
pour la plupart par un nombre infime d'adeptes - qui
sont ici
répertoriées.
Beaucoup de ces langues sont issues du grand mouvement
qui donna
naissance,
à la charnière du XIXe et du XXe
siècle, à
l'esperanto puis à l'Ido. Les cousinages entre
ces langues
auxiliaires,
censées s'améliorer à chaque
nouvelle mouture,
sont
nombreux. Ainsi, «cheval» se dira «cevalo»
en
esperanto, «kavalo» en Ido et «chevaliro»
en
anglido, langue développée par H.E.
Raymond en 1927
à
Kalamazoo (Michigan). Mais si, tout cela est
authentique. (1) Halte à la
mort
des langues (éd. Odile Jacob,
voir «Le Monde des livres» du 24 novembre
2000) «Le Monde», vendredi
23
février 2001, p. VII.
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